Entretien avec Manuel Valls avant son retour en France.
Ici en V.O. dans le quotidien El Mundo.
Ci-dessous, une traduction express:
Conversation avec Manuel Valls sur sa venue, son retour et sur un certain Giró
Par Arcadi Espada.
Manuel Valls vient de publier Pas une goutte de sang français (Grasset), le carnet du retour au pays. Le titre est tiré d'une phrase de Romain Gary : "Je n'ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines".
-Ce livre magnifique, qui pourrait difficilement être écrit par un homme
politique espagnol, a la particularité d'être publié par un conseiller
municipal de Barcelone.
-Oui...
-Vous offrez vos services à la France dans le livre. Est-ce compatible ?
-Non. Le livre est le résultat d'une réflexion de trois ans qui ont changé ma
vie personnelle et politique. Maintenant, je sais que je suis éminemment
français : dans mes valeurs, dans ma façon de penser et dans ma façon de faire
de la politique. Mon temps en tant que conseiller municipal à Barcelone est
révolu. Je vais bientôt rendre ma démission publique.
-Je pense que c'était une erreur de ne pas partir après l'élection d'Ada Colau comme maire de Barcelone. Vous seriez parti en beauté.
-Ma femme le pense aussi. On ne peut pas réussir à tous les coups.
-Pourquoi êtes-vous vraiment venu ?
-Pour fuir la France. Avec l'effondrement du parti socialiste, c'est toute
ma vie politique qui coule. Quarante ans. Je me séparais également d'avec ma
femme de l'époque. Pour les vestiges du socialisme, je devenais un traître, car
j'ai voté pour Macron. Et beaucoup d'amis de Macron me méprisaient. Et je me
sentais la cible de l'antisémitisme et de l'islamisme radical : Edwy Plenel
[président de Mediapart] m'accusait de faire la guerre aux musulmans. J'ai
réussi à conserver mon siège de député, mais après une campagne qui m'a laissé
épuisé et blessé. Et soudain, j'ai commencé à ressentir des inputs espagnols.
-Quel est le premier input ?
-On commencait à m'appeler pour que je donne mon avis sur le Processus
catalan. J'essayais de faire entendre clairement cette opinion en Europe et d'influencer
des personnes clés comme Angela Merkel ou Antonio Tajani. Puis les milieux économiques ont commencé
à m'inviter à dénoncer le danger de l'indépendantisme, d'un point de vue européen.
Et j'ai essayé de dire à mes amis de la gauche espagnole que le patriotisme est
une valeur.
-Est-ce qu'ils l'ont compris ?
-Non.
-Continuons.
-Au mois de février 2018 je reviens pour un acte à la Estació de França.
Je fais un discours en catalan, en espagnol et en français. Puis, lors d'un
déjeuner au 7 Portes avec deux dirigeants de la Sociedad Civil Catalana,
Josep Ramon Bosch et José Rusiñol, et le président du Círculo de Empresarios,
Javier Vega de Seoane, on me propose d'être candidat à la mairie.
-Candidat de qui?
-D'une plateforme aussi large que possible. Je leur dis qu'ils sont fous :
qu'il est impossible que Ciudadanos [Parti liberal et centriste] et le PSC [Parti des Socialistes de Catalogne] fassent liste commune. Je leur dis aussi que je
suis un député français et s'ils imaginent un Français face à la francophobie
catalane souterraine ou parfois très visible. Et, comme si cela ne suffisait
pas, il restait très peu de temps.
-Quel beau diagnostic.
-Heh...
-Quel chemin l'idée prend-elle dans votre tête ?
-Il faut être un peu mousquetaire dans la vie, n'est-ce pas ? Si on pense
trop, on finit par ne rien faire. La politique française est de plus en plus un
no future pour moi et les contacts et compliments espagnols ne cessent
pas. Un jour, on m'a interrogé à la télévision sur ma candidature. J'ai dit que
j'y refléchissais. Dix minutes plus tard Albert Rivera, que j'avais rencontré
quelques mois auparavant chez Gregorio Marañón, m'appelle. "Hé, Manuel,
est-ce que je peux dire que nous te soutiendrons ?". Je lui dis que oui,
mais qu'il n’oublie point que c'est une candidature ouverte. Erreur ! Ou pas...
-Ce n'était pas la meilleure façon de rendre ça public.
-Peut-être... En voyant les réactions, je me rends compte tout de suite que
ça va être encore plus difficile que je ne le pensais. Cependant, la nouvelle
crée une grande attente. Et, plus je viens en Espagne, plus j'ai hâte de me
lancer dans la course.
-Pourquoi ?
-Soyons clairs. Je voulais changer ma vie.
-Vous avez utilisé la politique pour changer votre vie ?
-Exactement. C'est un bon résumé. Quand je commence à regarder les
sondages, je me rends compte que les choses sont difficiles, mais pas
impossibles. Mais la seule chance que j'ai de changer ma vie est d'être
candidat.
-Vous avez su très vite que les socialistes catalans ne vous soutiendraient pas.
-Immédiatement. Miquel Iceta, que je connaissais très bien, m'a dit :
"Manuel, ne viens pas, je t'aime beaucoup, mais sache que nous ne te
soutiendrons jamais, parce que tu viens main dans la main avec Rivera". Salvador Illa, alors secrétaire d' Organisation, m'a dit la même chose, mais plus
poliment. J'ai des contacts avec des journalistes proches du socialisme, comme
Joan Tapia et Rafael Jorba. Ils me disent tous que ça ne marchera pas. Ce qui
est intéressant, c'est que tous ces gens ne veulent pas analyser les problèmes
stratégiques. Le rejet de Ciudadanos leur suffit. La haine qu'ils lui vouent
est indescriptible.
-A quoi l'attribuez-vous ?
-D'abord à la peur. Ciudadanos était le premier parti en Catalogne et menaçait de faire de très bons résultats en Espagne. Les socialistes et leur environnement intellectuel et journalistique craignaient le remplacement. Le sociocatalanisme ne correspond pas à ce qu'est Ciudadanos. Et ce que j'entends est fatidique : "Ils ne sont pas des nôtres". Ils ne disent pas qu'ils ne sont pas catalans mais presque, ils n'en sont pas loin.
-Mais voyons, c'est leur façon poisseuse de le dire.
-Certes..."Toi, Manuel, tu es français, catalan, bref, tu dois comprendre : Ils ne sont pas des nôtres". C'est très fort. En lisant l'histoire
de Ciudadanos, je constate que vous-mêmes, les fondateurs, étiez déjà qualifiés
d'extrême droite. C'est du jamais vu. Je suis donc obligé de devenir un avocat
défenseur de Ciudadanos. Depuis le premier dîner chez Mariano Puig [1927-2021], avec qui
tout a commencé et avec qui tout s'est terminé, à sa mort, en fait.
-Qui était à ce premier dîner ?
-L'avocat Emili Cuatrecasas, le directeur de La Vanguardia de
l'époque, Màrius Carol... Tous deux ont eu une forte discussion. L'avocat a
sorti la rengaine habituelle, comme quoi tout était de la faute à Madrid. Et
Carol soutenait que non, que c'était la faute des Catalans. J'ai fini par leur
dire que j'avais été approché pour chercher une solution pour Barcelone, mais
qu'ils étaient en train de me démontrer que la solution n'existait pas.
-La plupart des fondateurs de Ciudadanos ont vu comme un miracle l'arrivée
inhabituelle d'un Espagnol, d'un Catalan, d'un Français, d'un Européen, qui
voulait faire de la politique contre le nationalisme.
-C'était mon objectif. Projeté sur une ville où l'anti-nationalisme devrait
être une obligation de son ADN.
-Ces contacts avec les élites catalanes... Quelles différences avez-vous
trouvé avec les élites françaises ?
-Hum... Écoutez, je suis le fils d'un homme, le peintre Xavier Valls, qui
a été rejeté par sa ville. Je n'exclus donc pas que dans ma décision il y ait
eu aussi une pression psychologique. Mais mon père, que Madrid a accueilli
d'une manière extraordinaire...
- Mais voyons, ici, Tàpies était et est toujours aux commandes... Barcelone
a fini par être l'expression ultime de l'arte povera!
-Mon père avait l'habitude de dire que Barcelone était à la fois une ville
ouverte et une ville repliée sur elle-même, anti-madrilène. Pendant la
campagne, j'ai porté ses mémoires sur moi, [La meva capsa de Pandora /Ma Boîte de Pandore]. Je ne cessais de voir cette même hypocrisie : les gens
étaient effrayés par le Processus mais incapables de sortir du labyrinthe.
Incapables de reconnaître leur propre faute.
Et ils ne bougent pas, ils font du sur place... Cette dernière
nouvelle de la nomination de Jaume Giró comme Conseiller de l'économie [de la
Generalitat]. Le symbole spectaculaire d'une société contaminée. Giró : la
Caixa [troisième
entité financière et bancaire d'Espagne], le Barça et le Processus. Voici l'homme. Il a tout. Et la presse est
ravie !
-La presse et ce qu'on appelle la CUP, la Candidature d'Unité Populaire.
Pauvres diables. Ils ont même déclaré que Giró "les perturbait au plus
haut point".
-L'imbattable décadence. Les élites catalanes : Giró, Laporta, Mediapro. Le
résultat du pujolisme [de Jordi Pujol], du Processus et de la lâcheté. Mais,
enfin, à propos de ce que vous me demandiez sur les différences entre les
élites. Une est d'ordre technique : les élites françaises se mélangent. Un
dîner à Paris est un mélange d'intellectuels, d'hommes d'affaires, de sportifs,
de journalistes. On y parle de tout. Pas ici. Ici, tout fonctionne par
confréries et corporations. Nous avons ici la confirmation la plus parfaite de
la définition marxiste de la bourgeoisie : elle ne s'intéresse qu'à ses propres
intérêts. Les élites françaises prétendent encore parler au monde. Ici, elles
ne parlent qu'à elles-mêmes. Et, naturellement, si la Catalogne tombe, ils
tombent avec elle. Je ne veux pas être prétentieux...
-Il est essentiel de l'être...
-Ha, ha... Avoir une conversation ici qui ne soit pas sur l'argent... C'est
difficile. Les gens comme Óscar Tusquets, par exemple, avec qui on peut parler
de beaucoup de choses, ne sont pas légion. L'épaisseur intellectuelle des
élites catalanes ne peut pas non plus être comparée à celle des françaises.
Revenons à Giró : conseiller de l'économie. Il doit être un sacré expert en
distribution. Une élite n'a rien à voir avec une autre. Ni même moralement.
Vous ne trouverez personne du Rassemblement National dans les dîners français. Mais
ici, la relation avec le nationalisme n'est pas seulement acceptée, elle est
prestigieuse. Un cas étonnant. Quand Bernard-Henri Lévy arrive à Barcelone avec ce spectacle d'Albert Boadella, et qu'il dit que le nationalisme est
l'extrême droite, ils deviennent fous. Ils deviennent fous à cause d'un truisme
! Et pareil quand je refuse de serrer la main de Quim Torra [Président de la Generalitat de Catalogne à l'époque]. Cet étonnement, remarquez,
je le détecte dans ma propre famille. Presque tous mes cousins Valls, par
exemple, n'ont pas voulu me voir au fil des ans. S'ils rencontrent ma mère en
se promenant dans le quartier de Horta, ils lui disent "bonjour", en
faisant un effort et seulement parce qu'elle est tante Luisa. Le séparatisme,
entendu à la française, comme la séparation entre les groupes, est plus dur et
plus profond ici qu'en France.
-Et bien représenté politiquement...
-Sans aucun doute. Il y a des hommes politiques qui sont capables de
représenter le moment concret d'un peuple. Par exemple...
-Pu...
-jol ! Jordi Pujol est la clé de la Catalogne. Je vais vous donner trois exemples de
ce type d'homme. Un exemple positif. De Gaulle en 1958 : la Monarchie,
Napoléon, la République, la Démocratie, la Grandeur. Un autre : Perón, le
péronisme, la maladie de l'Argentine. Vous êtes péroniste et non argentin. Et
tu ne peux pas t'en sortir. Le pujolisme est comme le péronisme : la maladie
infantile de la Catalogne. Et les Catalans ne peuvent y échapper. Que proposent
les élites à mon arrivée ? Le pujolisme. "Ce dont nous avons besoin,
c'est... du pujolisme", me disent-elles.
-Il finira par pointer son nez sur votre propre liste !
-C'est possible. Je voulais faire quelque chose d'ouvert. Mais je n'ai pas
fait de pujolisme. Et je les ai déçus. Ils n'ont pas compris que tout cela
était mort et que leur héritage n'était qu'un délire raté qui leur fera honte
pendant des décennies.
-Mais ni vous ni Ciudadanos n'avez pu leur faire honte à Barcelone.
-C'est comme ça, en effet. Il y a eu les circonstances... et des erreurs personnelles.
-Commençons par la partie facile.
-La motion de censure qui renverse Rajoy. Cela change radicalement le rôle
de Ciudadanos. Et celui des socialistes. Le fait que le PSOE [Parti Socialiste Espagnol] accède au gouvernement
oblige Ciudadanos à changer de stratégie.
-Le problème n'est pas de devoir changer, mais la stratégie qu'ils
choisissent.
-C'est ce que nous disions à propos des intérêts. Rivera a choisit en
fonction de ses propres intérêts. C'est un cas intéressant. À l'époque,
l'intérêt de l'Espagne était que Sánchez et Rivera aient conclu un accord
similaire à celui de février 2016. Mais Rivera pense que ce qui lui convient,
c'est de remplacer le PP [Parti Populaire, conservateur]. Ce qui est curieux, c'est que ses intérêts et ceux de
l'Espagne coïncidaient fortement, mais il n'a pas su le voir. Je comprends
qu'il avait ses raisons. Cette "promesse électorale" selon laquelle qu'ils ne feraient jamais
de pacte avec le Psoe...
-Bah...
-Mais Per Albin Hansson, le socialiste suédois des années 30, s'est
présenté aux élections en disant qu'il allait mettre fin au capitalisme.
Lorsqu'il a annoncé ses premières mesures gouvernementales, il est apparu
clairement qu'il n'avait pas l'intention de le faire. On lui a fait des
reproches et il a répondu que c'était une chose de devoir gagner et une autre
de devoir gouverner. Et que les électeurs évalueraient son bilan aux élections
suivantes. Le résultat étant que les sociaux-démocrates ont gouverné pendant 30
ans presque sans interruption. Un homme politique doit être capable de faire la
distinction entre gagner et gouverner.
-Mais dans le cas de Ciudadanos, il n'est même pas nécessaire d'y faire
allusion. Ciudadanos avait un mandat plus important, qui était d'empêcher le
nationalisme de gouverner.
-Et regardez comment ils ont été cohérents jusqu'à la fin dans leur trahison
à ce mandat. Lorsqu'il s'agit d'élire le maire de Barcelone, ils optent pour le
nationalisme. Et voilà : en fin de compte, ma liste électorale a permis à Barcelone
de ne pas être gouvernée par un parti qui a soutenu et soutient la sédition.
-N'avez-vous pas parlé à Rivera avant le désastre, n'avez-vous pas essayé
de lui faire comprendre... ?
-Je n'ai jamais eu de conversation politique avec Rivera...
-¡... !
-C'est vrai. Et croyez-moi, ce n'est pas ma faute.
-Vous n'avez pas non plus un ego facile.
-D'accord... Mais croyez-moi : il était très difficile de parler à Rivera.
C'était un homme très nerveux à cette époque...
-Nerveux... ? Je dirais plutôt que c'était un homme bien en dessous de ce
qu'on lui demandait.
-Les exigences de la politique ont baissé partout... C'est un grand
malheur. Le fait que les hommes politiques aient renoncé au professionnalisme
est très grave. Les hommes politiques ne peuvent pas être comme les personnes
qui votent pour eux. En aucun cas. C'est le terreau primordial du populisme.
Dans le cas de Rivera, il y avait autre chose, je pense. Il n'aimait pas
vraiment la politique. Il aimait autre chose, que je ne sais pas... ou que je
ferais mieux de taire, mais pas la politique.
-Et bien, vous n'avez pas réussi à devenir maire, mais si à changer votre
vie. Quelle sera votre vie maintenant ?
-Je veux faire de la politique en France. Ce n'est pas à moi de décider
comment. Mais je vais participer au débat électoral en 2022. Cette année où Marine
le Pen pourra être présidente de la France...
-Je ne pense pas. Ne serait-ce que grâce au magnifique système électoral
français, parfaitement anti-populiste.
-Hummm. Elle en est de plus en plus proche. C'est une possibilité réelle,
croyez-moi.
-Mais que se passe-t-il vraiment en France ?
-En un mot ? Un nombre croissant de Français craignent que leur nation ne
disparaisse.
-Et qu'a fait la gauche, votre gauche, pour l'empêcher ?
-La gauche est en train de mourir. Elle n'a pas su répondre au nouveau monde
après la chute du mur de Berlin et elle n'a pas su avoir son propre modèle face
à la mondialisation économique. Mais le pire, c'est qu'elle n'a pas combattu le
nouveau monde identitaire qui lui a explosé au visage le 11 septembre 2001. La gauche
a abandonné l'universalisme. La gauche d'aujourd'hui, c'est cette maire de
Chicago qui met son veto aux blancs lors d'une conférence de presse. En France,
et c'est la raison pour laquelle je veux participer au débat, il y a encore une
gauche universaliste, républicaine, laïque, celle de Jacques Julliard, celle de
Caroline Fourest, qui n'a pas d'espace politique, mais qui a un espace intellectuel.
Comme elle existe dans ce que j'ai lu chez Félix Ovejero ou dans le passé
socialiste, celui de Felipe González et Alfonso Guerra. La gauche a laissé
l'universalisme aux mains de la droite et, paradoxalement, la patrie aussi. Ce
qui reste, c'est une gauche cynique et opportuniste et une gauche radicale.
C'est pourquoi je ne dis plus de moi-même que je suis socialiste. C'est un mot
mort. Je dis que je suis un républicain de gauche, contre le séparatisme, au
sens espagnol et français.
-Y a-t-il autre chose dans la gauche espagnole que la stupidité radicale et
le cynisme ?
-Non.
(Salaire gagné le samedi 22 mai à 13:07; 66 bpm, 35.3º, vacciné avec le vecteur ChAdOx1[Oxford/AstraZeneca], lot ABV8139, première dose).